Le rapport sur les miracles de la « vidéoprotection » s’avère plutôt bidonné

Publié: 05/10/2009 dans A suivre
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videomirageFinalement on l’a eu, le fameux rapport sur «l’efficacité de la vidéprotection» rédigé par l’Inspection générale de l’administration (IGA), celles de la police (IGPN) et de la gendarmerie (IGN). Il n’est plus «fantôme» depuis la mi-septembre, nous nous le sommes procuré, et le ministère de l’Intérieur vient tout juste, trois mois après sa sortie, de le communiquer à tout le monde. Pour les curieux, le voilà prêt-à-imprimer. Mais ceux qui en ont fait le mieux la publicité, ce sont deux sociologues, certes depuis longtemps plutôt critiques à l’égard de la frénésie des réseaux CCTV à la française: Tanguy Le Goff et Eric Heilmann, dans une note de synthèse publiée fin septembre («Un rapport qui ne prouve rien»), découpent à la machette le travail si minutieux des trois corps d’inspection, en dénonçant notamment l’absence totale de méthodologie. Bref, un rapport «aux ordres» qui ridiculise une nouvelle fois la place Bauveau, pris la main dans le sac d’avoir maquillé des preuves avec préméditation.

iga-vp-coverC’était tout de même trop louche, ce rapport commandé en février 2009 et remis moins de six mois plus tard à Hortefeux, avec un titre si optimiste («rapport sur l’efficacité….») mais si peu scientifique. Revenons aux sources, c’est instructif.

En plein mois d’aôut, le soldat Jean-Marc Leclerc, du Figaro, qui fait par ailleurs don de sa science dans des oeuvres téléguidées par le ministère de l’Intérieur, révèle l’existence de ce fameux rapport et va évidemment dans le sens du poil. Mais le problème, c’est que ce rapport est d’abord tamponné « confidentiel » — plutôt curieux pour un travail qui avait l’air si unanime…

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L'article bidon du Figaro

Il le restera jusqu’au 9 septembre. Le ministre Brice Hortefeux fait ce jour-là une visite à Sartrouville, justement pour «annoncer le co-financement de la vidéo-protection sur 75 sites prioritaires». Tous les journalistes présents l’ont donc eu en main ce jour-là. Mais, depuis, aucun article n’est paru — à la notable exception du journal La Gazette des communes (article du 14/9, accès payant) — pour le décrypter et en offrir une vision un peu plus neutre que celle offerte par le ministère et sa Pravda officieuse, Le Figaro.

Ce n’est que le 1er octobre que le « portail » officiel du gouvernement sur la « vidéoprotection » met donc en ligne le fameux rapport, un jour après, tant qu’à faire, la sortie d’un «guide méthodologique» pour accélérer le déploiement. [MAJ] Et le lendemain, 2 octobre, c’est le chef de Matignon qui annonçait fièrement le doublement de l’enveloppe annuelle consacrée à financer des dispositifs. Soit 20 millions d’euros par an pour accompagner son nième plan de «prévention de la délinquance».

Mais que cachait-t-il donc, ce rapport, pour rester dans un tiroir si longtemps? On a donc un bon début de réponse dans la contre-expertise qu’ont publié Le Goff et Heilmann le 25 septembre sur le site de leur confrère Laurent Mucchielli (à lire ici dans son intégralité). Le Goff  est sociologue à l’IAURIF, l’institut d’urbanisme de la région Île-de-France, il est l’auteur de plusieurs études comparatives sur la question, dont une parue en octobre 2008; et Heilmann est maître de conf à l’université de Strasbourg (voir un de ses papiers sur le sujet paru en 2008).

« Quelques règles méthodologiques élémentaires doivent être respectées pour conduire ce type de travaux », affirment-ils, tout en citant, ô les goujats, les critères du ministère britannique de l’intérieur« Faute de respecter ces règles méthodologiques, il est impossible d’inférer une éventuelle baisse d’un type de délinquance de la seule présence d’un système de vidéosurveillance. C’est pourtant le tour de force auquel se livrent les auteurs du rapport [français] ». De plus, ce même rapport « se contente de comparer l’évolution de la délinquance dans une même circonscription de police ou de brigade de gendarmerie, sur des périodes qui de surcroît ne sont pas identiques ». On comprend mieux pourquoi rien n’a été fait pour que ce travail soit réellement rendu public. Et pourquoi seul le Figaro en a eu la primeur.

Les britanniques ont depuis longtemps accepté l’évidence, et évitent ainsi de parler «d’efficacité». Les derniers chiffres de la Metropolitan Police de Londres (équivalent à la Préfecture de police à Paris) indiquent en effet qu’en gros un seul crime (ou délit) est résolu pour… 1000 caméras installées. Efficace à 1 pour mille, ou inefficace à 100%?

Frédéric Ocqueteau est directeur de recherche au CNRS. Et même s’il accepte de siéger au « conseil d’orientation » de l’Observatoire national de la délinquance (un machin créé par Sarkozy et présidé par une de nos vieilles connaissances), il pense à peu près la même chose: ce rapport ne prouve rien; il occulte même des éléments qui démontrent l’inefficacité de ces dispositifs.

Il s’interroge d’abord sur l’intitulé même de ce rapport: « Un scientifique mobilisé aurait au moins discuté la notion d’efficacité a priori, et s’il avait entrepris une enquête circonstanciée à ce sujet, même inductive, il aurait enquêté sur les éléments d’efficacité et d’inefficacité.» Ce rapport, on l’aura compris, est censé montrer que la délinquance a baissé plus vite dans les villes vidéosurveillées. « Mais rien ne le démontre dans le texte », dit-il. « On raisonne en terme plus neutre de « taux global qui évolue moins vite à la hausse ». Et cela leur suffit à démontrer « l’efficacité » !… » En tous cas, « c’est une grande première pour les sociologues (au moins pour moi) qui nous demandons toujours comment on mesure ce qui a été évité ». Pour lui, le rapport ne démontre pas, il déduit par simple corrélation, « qui s’appuie sur un semblant d’impressions empiriques recueillies auprès des seules polices locales ».

(source: blog.artofthestate.co.uk/blog)

(source: blog.artofthestate.co.uk/blog)

Le Goff et Heilmann, dans leur note du 25/9, entrent un peu plus dans le détail. Sur «l’effet plumeau» — le fait que les faits se déplacent sous l’influence des caméras —, totalement réfuté dans le rapport officiel, ils avancent:

«La mesure des éventuels déplacements provoqués par la vidéosurveillance, aussi bien dans l’espace que du type de délits visés, voire de ses effets bénéfiques au-delà des zones surveillées, est une question systématiquement abordée dans les études évaluatives étrangères. Toutes reposent sur le même protocole de recherche : une comparaison entre une zone vidéosurveillée, une zone la jouxtant et une zone dite de contrôle présentant les mêmes caractéristiques (même niveau et type délinquance, même modalités d’intervention des forces policières) que celles placées sous l’œil des caméras.

«Or, le rapport du ministère de l’Intérieur se contente de comparer l’évolution de la délinquance dans une même circonscription de police ou de brigade de gendarmerie, sur des périodes qui de surcroît ne sont pas identiques. Une analyse complétée, il est vrai, par les témoignages des responsables de la police et de la gendarmerie nationale. Mais ces derniers ne contestent pas l’existence d’un effet « plumeau » puisque, indique le rapport, « 48 % des CSP (interrogées) estiment qu’il est nul, 52 % estiment qu’il existe mais ne sont pas en mesure de l’évaluer. » Autant dire qu’il est impossible, sur la base de cette seule analyse, de conclure que la vidéosurveillance n’a qu’un « effet plumeau » « globalement faible » et, plus encore, d’affirmer que « l’impact en prévention dépasse le périmètre des zones vidéoprotégées ». Sur ce phénomène, là encore, les évaluations menées à l’étranger sont instructives. Elles mettent en évidence que les déplacements de la délinquance ne sont pas systématiques. Ils dépendent du type de délits et d’espaces sur lesquels opèrent les caméras de surveillance. Pour tirer des conclusions probantes, il faut donc conduire des études plus contextualisées.»

"Vidéoprotection" en novlangue française, "vidéo-vigilance" dans l'édition catalane (photo prise au Macba de Barcelone)

"Vidéoprotection" en novlangue française, "vidéo-vigilance" dans l'édition catalane (photo prise au Macba de Barcelone)

A propos du taux d’élucidation, pas du tout significatif en présence de caméras (seul aveu d’impuissance décrit dans le rapport officiel):

«Au-delà du fait que l’analyse ne permet pas de prouver qu’il existe une causalité entre le nombre de caméras et la baisse de la délinquance constatée, les chiffres eux-mêmes présentés dans le rapport tendent à prouver le contraire. Les différences observées aussi bien pour la catégorie « délinquance de proximité » que pour celles des « atteintes aux personnes » sont en effet statistiquement insignifiantes (de l’ordre de 1 point). Mieux, si l’on prend les atteintes aux biens, les auteurs concluent que « l’évolution est mieux maîtrisée dans les zones ayant une densité de caméras comprise entre une caméra pour 1000 à 2000 habitants » que dans celles où la densité est inférieure. Très bien, serait-on tenté de dire ! Mais comment expliquer alors que dans les zones où la densité est plus importante encore (soit 1 caméra pour moins de 1000 habitants), le nombre des atteintes aux personnes y soit nettement supérieur ? Tout simplement parce qu’il n’y a pas de corrélation systématique entre la densité de caméras sur un espace et leurs supposés effets préventifs. Enfin, la démonstration n’est pas plus convaincante pour le taux d’élucidation. Pour la catégorie « délinquance de proximité » (les atteintes aux biens et aux personnes ne sont plus ici étudiées par les auteurs), les différences selon les densités de caméras sont de l’ordre de 0,1 à 0,6 point. Autrement dit, elles ne sont pas significatives. La conclusion des auteurs selon laquelle « le taux d’élucidation progresse plus vite dans les villes qui disposent de la densité de caméras la plus élevée » est infondée.

«Au terme de la lecture de ce rapport, force est donc de conclure que l’efficacité préventive de la vidéosurveillance est bien mince et son aide à l’élucidation marginale. Ceux qui affirment le contraire n’ont pour l’instant pas de preuves solides pour le démontrer.»

Ocqueteau, de son côté, est tout aussi implacable…

« Je ne suis pas du genre à dire que les chiffres sont trafiqués à partir du moment où on comprend sur lesquels les fonctionnaires raisonnent, et que l’on comprend le contexte orienté de la commande politique. Si leur méthodologie reste rudimentaire, on voit bien les exploitations politiques utilitaires tirées de causalités grossières allant dans le sens du vent, et les raisons pour lesquelles ne sont pas tirées celles qui vont dans un sens contraire.

« Mais pourquoi s’en indignerait-t-on ? Les fonctionnaires mobilisés n’ont jamais prétendu être des méthodologues ni des statisticiens de formation, et ce document n’était pas destiné à être mis sur la place publique. Il est dommage que les parlementaires n’aient pu le consulter à temps, et aient pu discuté de décisions prises avant que les démonstrations de la sorte puissent venir en « justifier » les décisions.»

Mise à jour 28/10: Le journaliste du Monde Diplomatique Noé Le Blanc revient, dans une contre-expertise méthodique, sur les failles et mirages de ce rapport officiel: «Vidéosurveillance, un rapport aux ordres», 27 octobre 2009.
P. S.: A noter que La Gazette a publié, en mai dernier, un dossier plutôt complet sur la question, sans vraiment mettre en cause la bonne parole du gouvernement, mais en donnant la parole à Tanguy Le Goff. En face, imperturbable: Philippe Melchior, «président du Comité de pilotage stratégique pour le développement de la vidéoprotection» (lui aussi, une vieille connaissance) qui, à aucun moment, n’a besoin de revenir sur l’efficacité présumée de ces dispositifs dans nos cités: cela va de soi!
commentaires
  1. […] la vidéoprotection». Fidèle lecteur, vous en savez quelque chose depuis début octobre 2009: une vrai-fausse étude d’impact permet aux gouvernement d’abuser les communes encore indécises sur le vidéoflicage.  La […]

  2. […] de la vidéosurveillance pour endiguer la délinquance est controversée (voir ici et la), son efficacité pour foutre des PVs doit être facile à démontrer. Si j’étais mauvais […]

  3. […] commission ne tombe pas dans le panneau et n’évoque pas le vrai-faux rapport d’octobre dernier censé prouver l’efficacité des caméras sur la délinquance. Et préfère relancer le […]

  4. […] de la vidéosurveillance a déjà été maintes fois exposé ici. Déjà le fameux vrai-faux rapport d’impact qui avait fuité dans Le Figaro nous a bien chauffé les oreilles. Et ils y croiet encore au Figaro […]

  5. […] Tanguy Le Goff et Eric Heilmann), Videosurveillance : un rapport aux ordres (par Noé Le Blanc) et Le rapport sur les miracles de la “vidéoprotection” s’avère plutôt bidonné (par Jet, mon comparse des Big Brother […]

  6. A reblogué ceci sur Collectif Sacamainet a ajouté:
    Datant de 2009, l’article démontre que l’efficacité de la vidéo surveillance n’est pas prouvée par le rapport du ministère de l’intérieur.

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